texte

J'ai d’abord pensé écrire un texte dans lequel les expériences de chacun se fonderaient, s'entremêleraient en une seule expérience. L’expérience subjective de la ville y serait ainsi dépeinte – la joie, la vivacité, les illusions, les difficultés, les dangers, les questions, à travers le regard d'une seule personne. Mais ensuite, je me suis demandé s'il était vraiment possible d'écrire pour les autres, même en utilisant cette posture comme un outil littéraire, ou comme support pour la réflexion. L'écriture offre la possibilité de réécrire ce qui a été dit, fait, déjà écrit, l'écriture comme une machine à réalité1. En entrant dans cette machine, en parcourant le texte, le voyageur n'est pas limité à une notion fixe du "je", et les événements racontés ne sont pas limités à la réalité ou à la fiction.

Demain, je vais filmer Torge qui va éteindre une caméra de surveillance placée dans la ville et dont la fonction est d'assurer plus de sécurité aux citoyens ("pour votre sécurité"). Eteindre l’une de ces caméras n'est évidemment pas tout à fait légal. Habillés comme des techniciens, nous ferons comme si nous faisions notre travail, en vérifiant l'électricité avec désinvolture. En écrivant ce paragraphe, je ne sais pas ce qui va se passer demain, si nous y parviendrons. Même ce que "réussir" signifie dans ce cas reste à déterminer. Est-ce que cela signifie simplement ne pas se faire prendre ? Pouvons-nous même prévoir ce que cela signifie ? Des évènements que nous n'avons pas vu venir pourraient se produire. Marseille est pleine d'imprévus, surtout pour ceux qui ne s'attendent pas à ce que des choses inattendues se produisent. Mais après avoir vécu à Marseille pendant un certain temps, les événements qui sortent de l'ordinaire ne sont plus nouveaux. Il n'y a pas de véritable vue d'ensemble possible sur Marseille, pas d'ordre supérieur, pas de point central par lequel la ville pourrait être contrôlée. Il n'est pas étonnant que les caméras de sécurité ne fassent pas ce qu'elles sont censées faire. Je me souviens d'avoir entendu Torge parler de la logique obscure ou peut-être défaillante dans le positionnement des caméras de sécurité. Les caméras ne sont que les supports d’un système qui prétend assurer la sécurité. Nous, qui prétendons être des techniciens, ne faisons que rendre justice à ce système. Ce n'est rien d'extraordinaire. On ne nous demande pas de faire ce que nous allons faire, mais ce n'est pas un problème à Marseille. Donc, très probablement, en fin de compte, il ne se passera rien du tout.

Suivez le vent. Le Mistral est un compagnon permanent de vos aventures marseillaises. Faites-en l’expérience et vous ferez le tour de la ville en un rien de temps. Accélérez ou résistez, vous n'avez que deux options. Le vent change la perception de la ville. Il fait voler les ordures, les restes et, encore une fois, beaucoup de choses inattendues, comme des feuilles de papiers remplies de formules mathématiques, des vêtements, la photo d'un père assis à une table avec ses deux fils, la tête légèrement coupée, un vieil appareil photo, une lampe torche. Le vent vous raconte des histoires, traitant tout dans le même genre de tourbillon indifférent, se déplaçant simplement dans une direction ou dans l'autre. Le Mistral provoquera des rencontres, des réactions, il ne se relâchera pas. Guilherme pourra vous en dire plus à ce sujet.

Un soir, dans un appartement à Marseille. Les tommettes d'argile rouge en forme d'hexagone. Le coloc hongrois de Laura a cuisiné "le Gulasch" pour tout le monde. Tous les autres ont apporté quelque chose à manger. Au fur et à mesure que la soirée se déroule, nous buvons de plus en plus de vin, nous rions et nous nous racontons des histoires. Parfois, nous parlons d'art, mais nous n'avons pas vraiment besoin de le faire, il y a d'autres choses à raconter. Une autre nuit, nous errons dans les rues qui sont complètement vides, nous faisons des choses stupides, nous plaisantons, nous rions beaucoup.

Les réunions en ligne se fondent dans un nuage vacillant de langages, de corps, d'informations fragmentés. Personne ne peut plus distinguer l’espace et le temps. Plus d'efficacité en faisant deux réunions en même temps ("style Hermione Granger", comme disait Katharina), alors que paradoxalement, on perd plus de temps. Certains renoncent complètement à participer aux réunions en ligne. Le sentiment de vide et d'ennui se transforme rapidement en pression et en stress, quand on essaye de tout faire en même temps. Puis retour à l'ennui. Dans mon cas, des nuits à jouer au YAMS, plus connu sous le nom de Yahtzee, un jeu inventé par deux personnes qui s'ennuyaient sur un yacht. Le jeu de yacht est maintenant un jeu de quarantaine, un jeu que l’on fait pour donner un but au temps passé sur un bateau très cher, un jeu qui donne un but à une sorte de temps mort collectif. Le temps de codage a changé.

Il faut reconnaître que Marseille n'est pas le pire endroit pour passer ce temps mort. Aller àl'école, c'est un peu comme aller aux Calanques : soit on tourne à droite pour entrer dans l'école, on dit "Bonjour" et on vérifie son inscription auprès du gardien, soit on continue tout droit dans la nature, vers la mer. Si prendre le chemin des Calanques peut être une manière de s’évader des rues denses de la ville, de se vider l'esprit après une nuit passée dans une soirée destructrice ou après s'être surchargé le cerveau en essayant d'apprendre le français, tourner à droite pour entrer dans l'école signifie aussi faire face aux structures de l’institution. Se positionner dans un cadre institutionnel n'est pas chose facile et comporte des difficultés. Je me souviens que Théa s'est ainsi élevée contre les structures racistes au nom d'un autre étudiant lors d’une discussion en cours. Ainsi, en franchissant la porte de l'école, vous entrez également dans le domaine complexe et multiple de la production de connaissances dans lequel des barrières de toute sorte doivent être constamment remises en question. Considérer cela comme un élément essentiel de l'"échange" au sens large n'est peut-être pas chose facile, mais cela façonne les rencontres et, par conséquent, les institutions dont on fait partie.

Ce texte n'est pas destiné à présenter la totalité des œuvres de l'exposition. Il n'y a pas d'histoire commune, même si les expériences sont partagées. L'exposition construit un réseau fragmenté, une combinaison libre d'objets, d'histoires, de corps, tous liés d'une manière ou d'une autre à l'expérience d'avoir vécu à Marseille. Pour certains, cette expérience va se poursuivre un peu, pour d'autres, elle va quitter la ville. Un flux perpétuel d'allées et venues maintient l'échange en vie. Sans étiquette spécifique, Marseille s’offre comme le royaume de l’interaction collective.

J'ai lu récemment un texte de Rachel Kushner dans lequel elle écrivait : “To become a writer is to have left early no matter what time you got home” (Devenir écrivain, c'est être parti tôt, quelle que soit l'heure à laquelle on est rentré chez soi)2. Peut-être, me suis-je dit, que cela s’applique aussi à l’écriture d’un texte à propos du temps passé dans un ailleurs que "chez soi", et peut-être même pour faire une exposition qui s’intitule Ici mais parti.e.

Nikolai Guembel
janvier 2021

I thought about writing a text in which experiences of different people would melt together, interwoven into one experience. Through the gaze of a single person, the life of the city would be portrayed — its joy, its vividness, its fallacies, its difficulties, its danger, its questions. But then I thought if it was really possible to write on account of others, even if using this structure just as a literary tool, or as a foil for reflection. However, writing offers the possibility to rewrite what has been said, done, written already, writing as a reality machine.[1] Entering this machine, travelling through the text, the traveller is not limited to a fixed notion of the “I”, nor are the events told restricted to be either fact or fiction.

Tomorrow, I am going to film how Torge will shut down one of the surveillance cameras placed around the city whose aim it is to provide more security for the citoyens („pour votre sécurité“). To shut down one of these cameras is, obviously, not exactly legal. Dressed like technicians we will act as if we were just doing our jobs, casually checking the electricity. Writing this paragraph, I do not know what is going to happen tomorrow, if we will succeed. Even what „succeeding“ means in this case, is yet to be determined. Does it simply mean to not get caught? Or can we not even predict what it means because things might happen that we didn’t see coming. Marseille is full of unexpectedness, especially for those not expecting unexpected things to happen. But after having lived in Marseille for a while, events out of the ordinary on a daily basis are nothing new anymore. There is no real overview for Marseille, no higher order, no central focus through which the city could be controlled. It is no wonder that the security cameras are failing to do what they are supposed to do. I remember hearing Torge say something about the obscure or possibly missing logic in positioning the security cameras. The cameras are just placeholders for a system which pretends to provide security. Us pretending to be technicians is just doing justice to the system. It’s nothing out of the ordinary. We are not expected to do what we are going to do, but that’s just not a big thing in Marseille. So, most likely, in the end, nothing will happen at all.

Just follow the wind. The Mistral is a constant companion on your Marseille adventures. Give it a try and you’ll be flying around the city in no time. Accelerate or resist, you only have two options. The wind is changing the perception of the city. Throwing around garbage, leftovers, and, again, a lot of unexpected things, like stacks of papers filled with mathematic formulas, clothes, a photograph of a father sitting at a table with his two sons, their heads slightly cut off, old camera, flashlight. The wind tells you stories, treating everything with the same kind of indifferent swirl, just shifting into one direction or the other. The Mistral will give you encounters, will provoke reactions, will not let loose. I guess Guilherme can tell you more about it.

One evening in one of the Marseille-apartments. The red clay tiles in hexagon shape. Laura’s Hungarian coloc has cooked „the Gulasch“ for everybody. Everyone else brought something to eat as well. As the evening develops, we are drinking more and more wine, we laugh and tell stories. Sometimes we talk about art, but we don’t really have to, there are other things to tell. Another night, wandering through the streets which are completely empty, doing stupid things, joking around, laughing a lot.

Online meetings blur into one wobbling cloud of fragmented language, bodies, information. No one can distinguish place and time anymore. More efficiency in doing two meetings at the same time (“Hermine Granger style”, as Katharina said), while on the other hand, more time is wasted. Some people opting out of doing online meetings completely. The feeling of emptiness and boredom quickly changes into pressure and stressed out trying-to-do-everything-at-once-moments. Then back to boredom. In my case, nights of playing YAMS, better known as Yahtzee, a game invented by two people being bored on a yacht. The yacht-game is now a quarantine-game, a game played to give purpose to the time spend on a highly expensive boat, a game played to give purpose to some sort of collective time-out. Coding time has changed.

We have to admit, Marseille is not the worst place to spend this time-out. Going to school is basically the same as going to the Calanques; either turning right to enter the school’s gate, saying “Bonjour” and checking your inscription with the security guard, or keep going straight into nature, towards the sea. While taking the path into the Calanques might feel as an escape from the city’s dense streets, clearing the mind after a night spent at a destructive soirée or after overloading your brain trying to learn French, turning right into the school’s gate, however, will also mean to face the structures of an institution. Positioning yourself in an institutional setting is not easy task and will include difficulties. I remember Théa speaking up against racially biased structures on behalf of another student’s work about structural racism discussed in a course meeting. So, when passing the school’s gate, you are also entering the complex and manifold field of knowledge production in which barriers of any kind should constantly be challenged. To see this is as a vital part of “exchange”, in a larger sense, might not come with ease, but it does shape the encounters and, hence, the institutions one becomes part of.

This text is not meant to cover the entirety of the works of the exhibition. There is no common story, even though experiences are shared. The exhibition constructs a fragmented net, a loose combination of objects, stories, bodies, all in one way or the other connected to the experience of having lived in Marseille. For some this experience will continue a bit, others will leave the city. A perpetual stream of comings and goings keeps the exchange alive. Not fixed to a specific label, Marseille offers the realm of a collectively shaped interaction.

I recently read a text by Rachel Kushner in which she wrote “To become a writer is to have left early no matter what time you got home.”[2] Maybe, I thought, that’s also true for writing a text about the time spent in place that is not considered “home”, and maybe even for making an exhibition. Ici mais parti.e.

Nikolai Guembel
January 2021

[1] Writing here is not considered as passively observing or analysing reality, but as being part of a shared reality as well as a participative act of shaping reality.

[2] “The Hard Crowd” by Rachel Kushner for The New Yorker Mag